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De Bombay à la Russie, Claire en détails

Rosa Amor del Olmo

Lorsque Claire arriva en Russie ce n’était pas précisément en temps de paix, ni des temps heureux, ni des temps encourageants. Il s’agissait plutôt de temps embrouillés. Sans savoir pourquoi, l’arrivée à l’aéroport de Moscou se fit à coups de fusil. Maudite heure cette heure-là ! Mon amie avait mis une veste-tailleur de couleur vert-kaki, avec un col, des boutons et des poches de couleur noire ce qui lui donnait un air de petit soldat germanique. En plein changement politique, les militaires étaient à bout, sans savoir à qui s’en prendre, tout pouvait arriver, c’était dans les années 90. Le pire fut quand ils mirent tous les voyageurs de l’avion dans un bus jaune à la russe, c’est à dire, des plus dégoutants du régime (elle avait vu mieux à Cuba, c’est tout dire). On les emmena sans explication aucune vers on ne sait où. Ils avaient gardé leur passeport et la majorité de leurs affaires personnelles, le sac à main, l’appareil photos japonais… sauf l’argent de poche. Claire avait publié divers articles qui parlaient du régime soviétique de manière discutable. 

En Russie, l’été est différent, il n’y a presque pas de nuit, et au lieu d’attendre que la nuit tombe, ce à quoi on s’attend normalement, là, non, on reste dans une sorte de tombée du jour perpétuel. Notre petite Claire avait perdu la notion du temps, car elle venait de Bombay où elle avait vécu de longs mois avec un horaire, en Russie elle en trouva un autre, et il s’était passé pas mal d’heures dans ce lieu où on les avait conduits dans ce sinistre bus jaune. La sensation de ne pas savoir quelle heure il était ni combien de temps s’était écoulé est assez surréaliste. Enfin ! bon, je ne le recommande à personne. Notre petite Claire disait toujours qu’elle préférait mille fois l’Espagne sans lumière à n’importe quel pays, toutes lampes allumées. Soudain, la chance à la Unamuno entra – ce doit être à cause de ses origines basques – et elle se mit à penser, effectivement, comme le faisait don Miguel, Dieu ne pouvait être qu’Espagnol. C’était évident qu’il fallait revenir à la maison ! Claire avait été trop de temps hors de chez elle.

L’endroit n’était pas un hôtel, tu parles ! des séries d’appartements gris comme des appartements de quartier, comme dans tous les pays de l’Est, appartements laids, pleins de militaires qui contrôlent constamment la situation. On leur avait montré une pièce plutôt nauséabonde, sale, avec des matelas superposés de couleur indéfinie, deux lits et quatre personnes pour les deux lits. La pièce était pleine de cafards dans tous les coins, bien que cela importait peu car on sait bien que ces choses-là arrivent dès qu’il fait chaud. Enfin, ça arrive ! Claire pensa : alors on se la joue à la courte-paille ! Quatre pour deux lits… Je vois ça mal, j’aime encore mieux le sol de pierre, les papiers ou la censure ! Claire pensait toujours un tas de bêtises dans ces moments tragiques, il lui arrivait aussi des chansonnettes odieuses qui donnent envie d’homicide en les écoutant comme «Colegiala, colegiala ! ou n’importe quoi de Georgie Dann, citoyen que la moitié du monde chantonne dans les cas désespérés et l’autre moitié le voue à la potence. C’est comme ça, quand tout va mal, ou bien on appelle une pute, Evaaaa, et ça c’est pour celui qui a la chance d’avoir une amie de ce genre, mais en tous cas on ne chantonne pas le premier acte ou la finale de la Traviata, non, non, je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça, c’est toujours une ritournelle absurde. «Putain de putain» se disait Claire, qui alla s’asseoir sur des marches qui donnaient accès aux blocs où on avait conduit toutes les autres personnes.

– Mais qu’est-ce qu’on fait ici ? ça m’énerve ! Je veux manger avec papa et les enfants… Je vais respirer… oui, il vaut mieux une bonne bouffée d’air… Non, mieux encore, je vais prier, bon, en réalité, je suis tranquille, je peux mourir, j’ai la conscience en paix… Non, non, je ne veux pas souffrir…

Son cœur battait la chamade.

Le plus curieux pour Claire et elle ne comprenait pas, c’est qu’en réalité, il y avait peu de gens de son vol, pour ne pas dire, aucun, ou peut-être si, un Coréen, le reste des gens qui étaient là étaient des Iraniens, des Kurdes et que sais-je ! La majorité parlaient arabe et des dialectes bizarres. On l’avait bien eue ! se disait notre petite Claire. Elle s’approcha du Coréen pour entamer la conversation. Chouette ! c’était un Coréen qui parlait portugais, selon ses explications en un portugais quasi incompréhensible, il allait à Lisbonne dans une clinique d’acupuncture. Les Coréens comme les Japonnais et les Orientaux sont supers pour ces choses-là.

Bien, sous le regard attentif des militaires russes qui n’arrêtaient pas de viser avec leurs fusils, le Coréen, un peu boiteux, c’est vrai, se prépara à masser le cou de Claire, un cou, évidemment plus de canard malade que de cygne. De nouveau une situation surréaliste dans un moment terriblement tragique, criminel pourrait-on même dire. Le Coréen bavard, qui baragouinait un portugais incompréhensible, ne comprenait rien non plus, mais il était encore plus nerveux que Claire, celle-ci se mit alors à chantonner des trucs ignobles voire hystériques comme des pasodobles, España cañí[1]

Il y avait un petit bois en face du bloc de maisons. Claire ne prit pas soin d’entrer dans la pièce se coucher, car s’il y avait une chose qu’elle n’avait pas c’était bien l’envie de dormir. Elle avait mal à une hanche car une femme-soldat lui avait donné un  coup avec son fusil, elle était épuisée. Allez donc dormir avec ça ! En plus, elle observait que le bus jaune était toujours là. «Ils ont peut-être prévu un horaire de départ comme dans les agences de voyages», pensa-t-elle de manière puérile. Devant le regard de tous, Claire restait assise sur les marches des blocs, sa longue chevelure rassemblée en un chignon, le Coréen lui caressant son cou de girafe et faisant entendre des petits craquements qui remettent la colonne vertébrale en place et remettent à neuf… Le militaire qui n’avait pas abandonné la place et qui était déjà énervé par tant de tripotage de cou, comme tous les militaires, il s’imaginait une conspiration. Les militaires vivent sans arrêt sur le qui-vive.

Soudain, Claire eut ce qu’elle croyait une bonne idée. C’est qu’on ignorait toujours le pourquoi de leur présence ici. On ne savait pas s’il s’agissait d’une simple escale d’un avion qui avait du retard et qui rassemblaient les gens d’un peu partout ou bien pour faire une meilleure répartition enfin que sais-je, car de son avion, il n’y avait que le Coréen masseur. Bon, ce n’est peut-être qu’un passage avant de prendre le prochain vol pour Madrid à moins qu’il ne se passe quelque chose de bizarre mais personne n’est au courant, personne ne donne d’explications parce que personne ne parle anglais. Elle eut une idée. Personne ne va me croire en Espagne lorsque je leur raconterai cela ! Seuls les gens qui voyagent savent que ça arrive et bien d’autres choses encore. En réalité, on n’est jamais protégé, on est à la merci de n’importe quelle atrocité. Elle eut une idée, mais la panique la prit. Pour un peu elle en aurait eu une angine de poitrine. Armée de courage, comme toujours, elle se souvint de Huidobro  qui avait été correspondant de presse pendant la guerre. Elle pensa qu’il pouvait lui sauver la vie dans la situation où elle se trouvait. Elle se sentit heureuse de savoir tant de choses et de pouvoir avoir le courage de se transformer, de pouvoir se fourrer dans les affaires qu’un autre   avait connu dans les livre ou peut-être qu’elle le connaissait déjà.  Claire se concentrait.

Elle se souvint que ces militaires avaient conservé son passeport – ça tombait mal – mais dans son sac à main, en plus de quelques pièces elle avait deux documents importants qui pourraient impressionner un Russe un peu sot, un des documents était une carte de CSIC (Conseil Supérieur d’Investigation Scientifique) et l’autre était sa carte de presse qu’elle avait obtenue de droit grâce à ses différentes collaboration au Washington Post.

Claire faisait de bonnes interviews à des personnes de marque et ensuite elle les vendait en freelance. Ces entrevues avaient été réalisées auprès d’académiciens de langue espagnole. Grâce à son ami Ricardito Barbas, elle gardait cette carte de journaliste qu’elle n’avait évidemment jamais utilisé, mais dans cette circonstance cela pourrait lui sauver la vie. De manière fugace elle se souvint du visage, des manières de l’académicien lorsque Claire lui demanda s’ils pensaient asseoir un jour dans le fauteuil d’académicien un correspondant de guerre, comme Vicente Huidobro et elle se rappela les différentes positions académiques, les différentes idéologies… et que ferait en réalité un correspondant de guerre à l’Académie Espagnole ? C’est que nous voulons être partout ! Tout le monde n’est pas Vicente Huidobro, mais enfin, c’est comme inventer une réalité pour qu’elle se produise, n’est-ce pas ? Ensuite, ce fut le tour de Pérez Reverte. Claire pensa dans un pot-pourri d’images tourmentées, rapidement, vite, vite, seul l’objectif d’une caméra de cinéma découvrirait avec exactitude le parcours d’un canard français dans un étang. Il n’y a rien de tel que d’inventer une chose pour que ça se produise, je le répète. Sa tête était une cocote minute avec ses musiques absurdes, ses bruits de lave-vaisselle, ça lui arrivait quand elle avait ses migraines, ce qui arrivait vingt jours par mois, affaire hormonale disaient les médecins, ces cruels guerriers de la douleur qui deviennent des assassins quand ils ne peuvent plus combattre. Résistez comme vous pourrez, vous devrez vivre avec vos migraines.

En toute sécurité, un correspondant de guerre devrait être toujours créatif en tout et avoir une imagination fantastique, romanesque ou fournir des sujets de peur avec des donnés, plein de donnés, mais de là à faire quelque chose en langue espagnole… C’est bien pour cela qu’il y a des gens de métier, des experts, des gens qui ont étudié pour ça et que Dieu met à un endroit précis exprès. Je vois que nous sommes de nouveau face à l’intrusion ; enfin, ce qui était clair c’est qu’un correspondant pouvait vivre et observer une bataille comme Huidobro et être poète. Ce qui ne paraît pas admissible du tout c’est que des Hispanistes et autres érudits de la linguistique et de la littérature espagnole soient en train de mourir au-delà des frontières en attendant qu’une fois ou l’autre on  reconnaisse leur travail de forçat. Ce qui ne paraît pas admissible c’est qu’en ce moment même, dans notre pays, dans nos académies, nos institutions nos prix littéraires… on introduise une longue liste de personnages de la dernière heure au lieu d’y inclure ceux-ci. La vie avec le temps oblige à se relaxer, à laisser son radicalisme et c’est alors que tout devient uniforme, au milieu de la médiocrité on peut être témoin de quelque chose, tranquillement sans que la conscience morale ne proteste : la pensée aboutit  à l’absentéisme social.

En effet, le militaire lut l’énoncé de Presse et devint tout pâle. Il sortit rapidement, se mit à parler au téléphone et à l’instant, un véhicule militaire arriva qui emmena Claire de nouveau à Moscou. Me tuer, non, ils ne vont pas me tuer, se disait-elle d’une voix timide, et avec la force de caractère qui la caractérisait, Claire se trouvait calme, autant qu’on puisse l’être dans ces cas-là, mises à part ces chansonnettes affreuses. «Pourquoi les nerfs me lâcheraient-ils, maintenant !» se disait-elle.

Enfin, on la conduisit pour parler en anglais avec ce qui devait être un haut gradé. Elle ne comprenait pas très bien ce qui se passait, mais elle put comprendre que la situation était tragique, qu’il y avait des bouleversements civils et par dessus tout, les Russes entendaient donner une bonne image à l’extérieur. Quelques militaires pensaient à séquestrer un avion, retenir les gens en otages, mais, ils voulaient des Européens, pas des Arabes. Ils étaient contents d’en avoir trouvé une. «Ah ! Mon Dieu !» pensait Claire. Prenant en compte ses capacités de correspondant et alors qu’il y avait des révoltes dans le sud du pays, son objectif était clair, elle devrait aller dans le Transsibérien faire tout le trajet pour publier l’état de la situation. «Quoi ? Dans le Transsibérien !» Elle expliqua qu’elle avait une famille, des enfants, un père… que ce ne serait pas possible… Les militaires lui démontrèrent que la situation était d’une intensité absolue. Claire demanda à passer un appel téléphonique. En larmes, elle parla à son père et à ses enfants. C’est peut-être Dieu qui voulait qu’elle soit là. Ce ne serait qu’une quinzaine de jours, les enfants étaient à la plage… Mais, elle, quand est-ce qu’elle se reposerait ? «Et mes affaires ?» se disait-elle. Un autre haut gradé, blond lui aussi, les tempes dégarnies comme tous les militaires russes parce qu’ils étaient tous pareils, lui expliqua que la situation était extrêmement compliquée, qu’il y avait des otages, qu’elle était la seule journaliste européenne qu’ils avaient sous la main. Elle devait couvrir l’événement, rapporter des nouvelles. Elle le devait au peuple russe, disaient-ils. Claire pensa : Que diable peut-elle bien devoir au peuple russe ! Elle s’en foutait de la Russie. Elle n’en avait rien à cirer.

– S’il vous plait, dit-elle, au moins, permettez-moi d’avoir une petite valise.

Elle voulait se doucher, se parfumer, elle ne savait pas l’heure qu’il était. Je vais aller dans le Transsibérien, j’ira comme Huidobro, se disait-elle. Seulement la vie me pèse beaucoup, je ne suis pas si riche que le poète chilien. Elle se sentait malheureuse. Quelle humanité pourrie ! On m’envoie en Sibérie ! Au secours ! Personne ne va me croire, en Espagne personne ne croit en personne ! Le plus invraisemblable t’arrive au moment le plus inattendu. Heureusement elle n’aurait pas  besoin d’aller jusqu’à Vladisvostok, à un autre moment, avec d’autres compagnons, peut-être, cela ne lui aurait rien fait, mais, bon comme correspondant de guerre, deux ans en Inde sans retourner en Espagne et au retour, la voilà dans ce bourbier… Elle ne se faisait pas beaucoup d’illusions !

Un tas d’idées lui revenaient, très rapides, elles s’accrochaient littéralement à son estomac, soudain elle avait pitié d’elle-même, voilà qu’elle était prise de pitié, elle s’aimait beaucoup et elle aurait voulu s’embrasser, elle voulait pleurer, rire parce qu’elle était vivante ; en même temps, elle  savait que probablement lorsqu’elle mourrait, on lui accorderait un tas de prix, car si non… la vie ne méritait pas la peine d’être vécue… c’était toujours sa mentalité enfantine, féminine qui lui revenait. Enfin, c’est ce que je pensais, moi, son amie, moi qui la connaissais si bien alors.

Claire avait toujours eu foi en elle-même… elle se faisait toute petite, résumant les grands conflits de l’humanité à rien, comme lorsqu’on va mourir, on pense que tout ça c’est bien peu de choses, qu’au fond, on s’en fiche un peu, ce sont des moments où on perd l’échelle des valeurs, cette échelle qu’on nous a inculquée, les objets, les événements, les personnes, les phrases, les chansons, les maisons… les choses et aussi les fromages. Claire priait maintenant et chaque fois elle réussissait à retrouver le calme après la tempête. Enfin, des larmes plein les yeux, elle prit place dans le wagon du train le plus long du monde pour couvrir l’événement et revenir de ce bourbier le plus gaillardement possible et enfin retourner à la maison et vite.

«L’Orient» est rouge,  sur les 9 289 km de parcours, il y a 1777 km en Europe et 7512 en Asie. Claire n’aurait pas à faire tout le parcours, heureusement, le conflit se situait dans une petite ville, près de Omsk. Son article parlait de l’éternelle magnificence de l’empire russe, de la persévérance, une note sur le transport, sur les trajets de Michel Strogoff, des terres de l’épopée fascinante, enfin, elle ne parlerait pas des milliers d’hommes qui ont péri au cours de la construction du Transsibérien, travaux qui ont été réalisés à marche forcée. Elle ne parlerait pas dans son article de la douleur humaine. Elle arriva enfin au lieu de la révolte et comme toujours elle se trouva face à quelques paysans qui s’opposaient à tout changement par peur de voir leur vie exposée à l’histoire, à la faim, à la misère. La force du peuple russe… Serait-ce un rêve ? Le train était… le sifflement de la conscience humaine, ce bruit qui tourmente ceux qui sont morts ayant cru que tout est bien quand on s’en remet au succès, cette corruption métallique et matérielle  pour laquelle nous luttons tous vainement, parce que nous arrivons tous au même lieu, sans même le savoir ou presque, en éludant la question. Elle avait donné sa veste de cuir de Guignard, marque française, pour avoir de quoi prendre une boisson chaude. Elle admirait la force des femmes russes, elle s’imprégnait d’elles, elle les imitaient dans un fabuleux complot de la guerre des sexes.

Dans l’ombre du train il y eut plus que de la peur, de l’incertitude, qui est la sœur cadette du déséquilibre, des corps penchés au milieu des ombres amères qui implorent la pitié de l’humanité, solitude infinie et répétitive qui pénètre nos cœurs d’une grande inquiétude, un rôle qu’elle doit jouer, elle qui s’était dit mille fois qu’elle n’avait pas vocation à être correspondant, ni à raconter ce qu’elle voit, ni ce qui se dit, ni… rien. Car raconter ce qu’on voit est impossible, les mots qui se suivent, qui s’entrechoquent dans une fiction qui ne nous appartient pas, dans la fable irréelle que suppose l’écriture, sera toujours impassible, anodin, il vaut mieux que cela passe par une plume vivante. Les événements à raconter qu’ils nous plaisent ou non, seront toujours tamisés par notre esprit, notre sensibilité ou même notre moralité vraie ou postiche, morale ou perçue comme telle, peu importe, c’est un écueil dont il faut venir à bout : nous mêmes et notre perception des choses et celle qui nous mène parfois à désirer la mort. D’autres perçoivent les choses de façon différente, ils n’en ont pas toujours conscience et peuvent en être heureux. Si l’écrivain veut ou prétend raconter la vérité, il voit et perçoit autant par le cœur que par l’esprit sans l’intervention de ces éléments, comme l’écriture qui a aussi son sens, il perd la valeur sémantique, la structure du sens, du vrai sens, l’écriture transforme la chose vue en chose sentie. Mais la vie aussi, dans certaines occasions est celle qui nous donne une vocation que nous n’avons pas désirée, comme avec les enfants, c’est la même chose parce que cela suit le même processus. Elle acheta quelques pommes de terre chaudes à des femmes russes, là où on vend de tout, une lampe, des fruits sauvages des bois voisins, des chaussures ou des brioches bizarres. Comme on se sent bizarre au milieu de ces gens si différents ! Des visages bizarres et inconnus, des enfants affamés et nerveux, quelques Irakiens, tous mutilés, les pauvres ! Avec des bras et des pieds artificiels, en plastique, leur vie détruite par la guerre, voyageant d’un lieu à l’autre. Dieu seul sait pourquoi. Ils avalent des boissons étranges ressemblant à du coca-cola mais chaud, comme l’eau, maintenant qu’il fait chaud et ce train  rappelle constamment ces villages qui ont vécu du troc pendant des années, de l’ostracisme en lequel en réalité nous sommes tous installés, que cela nous plaise ou non.

Soudain, Claire vit que dans le Transsibérien tous les gens de son monde voyageaient. Elle contemplait fascinée toutes les époques, des milliers de personnages, le monde entier, sans doute, la vie entière, sa vie était là et son plus grand regret était que personne ne voulait la voir, c’était comme si elle les avait tous trahis. Le monde fictif – le monde des lecteurs, entendons-nous bien – et celui de la réalité – le mien –  se donnaient la main et Claire ne savait pas bien  quel moment elle vivait, mais tout le monde commença à la regarder en l’accusant de trahison, ils avaient les yeux rouges de chagrin, des larmes de faim et de désespoir. Des hommes aux mains inutiles pour la musique ou pour les caresses à cause du froid et des mouchoirs. Beaucoup de mouchoirs, des têtes couvertes de tissus pour redevenir des créatures enfantines qui crient à l’unisson sa douleur comme les grincements du train. Claire s’était évanouie.

***

Ces choses tournaient dans la tête de Claire, quand elle se rendit compte – détruisant son monde de rêves et de réalités – qu’elle n’avait pas préparé le repas et les enfants allaient arriver d’un moment à l’autre, avec probablement très faim, comme d’habitude. Cela ne faisait qu’un mois qu’elle était revenue de son expérience russe. Son reportage fut publié avec succès et bien payé. Les questions politiques avaient été réglées par l’intermédiaire de l’ambassade, mais Claire demeura encore quelques temps, les nerfs à vif. Elle resta quelque temps sans prendre le train. Mais la vie ne laisse pas beaucoup de place aux pleurs et aux lamentations. C’est à cela que Claire faisait allusion quand elle disait que les enfants ramènent sur terre  dont sans aucun doute la condition d’être spécial détache continuellement. Toi, l’être choisi, immortel, tu dois te mettre à cuisiner ou à nettoyer les toilettes. La vie est ainsi, l’existence aussi et avec ces prémisses il fallait l’accepter si ce qu’on veut c’est être de ce monde, moi aussi je pense comme toi, c’est pour cela que nous sommes amies. Sûrement, pendant  qu’elle nettoyait les toilettes, elle se souvenait de Rabelais. Pourquoi ? Mais si, parce que lorsqu’on conduit sa vie en suivant des messages précis, et qu’on les a insérés dans la vie et dans l’esprit, comme quelque chose de naturel, alors, ils jailliront  tout naturellement au moment le plus inattendu, comme les militaires. Voilà l’aventure de ce qu’on peut appeler le surréalisme. Rabelais, Rabelais, poète remarquable, pourquoi ne vas-tu pas prendre l’air afin de me laisser tranquille au milieu de tous ces choses répugnantes de la vie quotidienne ? Qu’est-ce que tu viens faire maintenant ? Toujours le sublime en guerre contre le terrestre, c’était la lutte acharnée de la vie. La chansonnette affreuse qui courait dans ma tête au moment où je voulais le plus de recueillement, peut-être est-ce une forme d’échappatoire, le beau et le terrible, je ne sais pas.

Cela lui arrivait souvent pendant les enterrements. Ce qui est sûr c’est que sa présence dans ce type de manifestations sociales a été, et elle l’est toujours, une preuve extraordinaire de fermeté et d’estime de soi. Que faire ! Moi, je l’ai vue et j’ai constaté l’ambiance. Tout le monde voit le tragique à sa façon, l’homme face à la douleur extrême reste inaltérable dans ses relations si ancienne que soit la naissance de l’homme qui n’est rien d’autre que la naissance du tragique. D’où venons-nous se demande Nietzsche ? Bien évidemment on ne sépare pas le tragique de l’art, de là la naissance et le déroulement de nos vies. Quel malheur que de mettre un nom sous les sentiments, le lecteur doit bien prendre compte de cela de temps en temps ! Comme c’est gênant que notre Dictionnaire ait cette manie de mettre chaque mot à un endroit précis comme si tout devait avoir une explication et une place.

Arriver au cimetière et trembler d’émotion allaient toujours de paire. Un sourire nerveux commençait à envahir son corps dès le moment où elle s’approchait de la place des adieux, comme elle le confesse elle-même. C’est que naître est quelque chose d’apparemment heureux mais s’en aller l’est aussi. En réalité, par son caractère même, parce qu’elle voyait les faits avant, parce qu’elle savait par cœur d’où on venait, et probablement par destin, Claire a été habituée aux adieux, comme les enfants, même si parfois, et c’est logique, ces gestes sont aussi durs pour elle que pour n’importe qui. La mort était toujours là, et ce qui préoccupait Claire plus que tout, c’était les réactions, c’est à dire, l’étude des émotions plus que le nœud de l’action – c’est à dire la mort – que cela provoque chez les autres.

Pour cela, les mots classiques des femmes en deuil la faisaient rire. Ces cris plaintifs qui changent de tons comme les meilleures actrices, mais bien sûr ça n’est que l’apparence. Les phrases sans cesse répétées comme «il s’en est allé», «il nous a laissées seules», «quel visage il a conservé», «il était si bon», – celle-là, c’est une des pires – , «qu’il était bon», tout cela produisait chez Claire un état étrange de piété et de plaisanterie, si l’on ne croit ni à la souffrance, ni au cri, ni aux pleurs des autres. Les enterrements sont très bien, parce que c’est ce qu’il faut faire surtout quand on est en âge de mourir, c’est à dire, surtout quand la mort arrive à un âge naturel. Il est possible de voir, chaque fois qu’on assiste à des funérailles, funérailles ou messe pour les défunts chez les catholiques, comme le verbe se fait chair devant la vraie contemplation et la vérification que en réalité personne n’a la foi, même pas les prêtres. Avouent-ils avec naturel leur provenance scénique ? Non. ce n’est même pas clair. Eux, ce n’est pas pareil, ils n’appartiennent pas au monde des passions, ou du moins, ce n’est pas évident, ils ne sont pas comme le reste du monde, donc ils ne sont pas comme Jésus-Christ qui s’est fait homme, celui-là dont ils parlent tant et dont ils ne se sont pas rendus compte que son humilité est pour tous, même aujourd’hui, toujours inaccessible. Pourquoi n’a-t-on pas trouvé le docteur Jivago ?

Le plus important, le fondamental de l’art théâtral c’est l’interprétation, y compris quand on montre le quotidien sur scène, le théâtre reconstruit les fragments par ses propres procédés en ayant pour devise l’interprétation. Montrer la vie sur scène c’est en fait interpréter la vie, et à partir de là, ce qui est sérieux devient amusant et ce qui est amusant sans doute devient tragédie. Quand nous sommes de retour dans le monde des personnages… c’est fini. Depuis les fameux Couplets pour la mort de mon père, de Jorge Manrique – une trace très claire de la conscience des mondes fictifs – jusqu’à aujourd’hui, nous n’arrêtons pas de faire le tour du monde des morts, au rythme du temps. L’imagination est ainsi faite, on s’imagine mort, on imagine notre propre enterrement, comment faut-il compter les personnages pour survivre dans le monde du quotidien et du sublime, en dépassant la course émotionnelle des phrases toutes faites : «Je t’accompagne dans le malheur», les petites tapes dans le dos, les petits coups sur la main, les regards complices, les visages accablés, sans que personne ne dise, par exemple, «mais qu’est-ce que tu vas être bien, ma vieille !» car c’est en réalité ce qu’on pense. Ce n’est pas irrévérencieux,  c’est savoir être là quand les circonstances changent. Les enterrements faisaient rire Claire et elle n’y pouvait rien, sympathiser avec les deux mondes était très compliqué, précisément à cause des liens de la vie et du théâtre. Pour Claire, les enterrements devraient être beaucoup plus intimes et plus longs, autrement. Un enterrement d’introversion de douleur infinie pour un adieux momentané, ponctuel vers ces êtres que nous aimons ou que nous pensons qu’ils nous sont indispensables, et comme ils le sont, nous les faisons exister dans notre vie, dans nos mots, dans nos expressions, nos idées et nos rêves. En réalité personne n’est mort de douleur de la mort, c’est donc qu’on doit survivre à ce quelque chose. Bon, et les autres ? Qui va me pleurer tous les jours ? Qui va avoir besoin de moi, vraiment et va arrêter la mise en scène d’enterreur professionnel ? Je pense donc que personne ne m’aime… ? Parce que le téléphone ne sonne pas ? Ou bien la trace universelle, éternelle que tu veux laisser chez ceux qui restent doit transcender un peu plus l’âme humaine, le dialogue du prévisible vers l’imprévisible que suppose une vie dans laquelle celui que nous aimons n’est pas. Alors, pour cela, il n’est pas nécessaire qu’il meure pour de vrai, nous pouvons les assassiner joyeusement ou faire que quelqu’un vive en nous pour toujours.

Claire avait souvent rêvé d’une profession comme celle de fossoyeur, ou de régent de pompes funèbres, car de toutes évidences, le spectacle quotidien devait valoir le coup d’être vu, d’être considéré et d’être écrit.

Après avoir mangé une boite entière d’amendes grillées, il est facile d’imaginer l’état de mon estomac. Je continue. Les enfants viennent dans ta biographie altérant un peu, il faut le dire, ton quotidien et pour cette raison on ne peut pas reconnaître dans la vie une rupture aussi évidente avec la réalité parce que de quelque manière que ce soit, on a construit notre vie de façon nouvelle et inaltérable. La perte de nos enfants suppose l’antibiographie parce que ce ne sont pas des êtres qui vont et viennent comme les autres personnes qu’on peut faire entrer ou sortir de notre vie. Les enfants quand ils arrivent s’installent dans la vie et celle-ci ne se conçoit pas tout à fait pareille sans eux parce que dans une autre vie, ils ne seraient pas là. Bon, ces idées passeront vite, naturellement on avait beaucoup de choses à faire, on a l’âge de ses projets, si ce n’est qu’on avait eu un accès de solitude, d’inquiétude devant l’abîme de se retrouver seule, fatiguée, on aurait dit qu’avec les enfants on avait perdu l’habitude… et voilà à nouveau l’heure de recommencer à aimer la tranquillité que nous donne la solitude physique et unique de nous croire seuls. Quelle trace je vais laisser chez les autres ? Quelle trace les autres font dans cette peur ? Voilà ce qu’elle s’était souvent demandé dans ce train soviétique interminable. Bon, je dois avouer qu’en réalité je n’ai rien inventé de manière créative, loin de là, ces choses-là sorties de mon imagination sont arrivées à Chekov qui je crois est une personnalité.

L’auteur russe, à ses moments bien peu amusants, avait l’habitude d’éclater de rire en écoutant quelqu’un parler. Il changeait pour cela la logique, il construisait mentalement les situations en épisodes humoristiques en leur donnant une forme artistique. En quoi avait-il tort ? Igor Illinski, d’après Meyerhold faisait la même chose, même si c’est regrettable, car en réalité ce ne sont pas nos mots  qui produisent le rire mais notre propre imagination. Il est question de la pensée du créateur. Non, je dis cela en mettant mes exemples sous la responsabilité des Russes, j’évite ainsi le bucher des sorcières car au procès où j’expliquerai cela on me laissera tranquille en me croyant folle, bon. Ces séries de bêtises remplissaient la nuit, comme un coup de pied ou de martinet, dans l’esprit de Claire, un esprit excessif, lorsqu’une chose y entrait, elle n’en sortait plus…  C’est sûr que le martinet et cette sorte de bâtons flamand  des plus matraqueurs ne fonctionnent que par la percussion, sans guitare, tout ce qu’il faut pour devenir folle, mais par contre, ça accompagne très bien le rythme quand le sujet trouve une idée fixe et lancinante au lit, quand on ne sait plus quoi faire ou comment sortir du bourbier, c’est une journée de migraine garantie. Demain sera un autre jour, demain, j’y penserai, Moi, qui suis toujours à l’enterrement, à la différence de mon amie, quand j’ai une bibliothèque à portée de main. Ah ! Non.


[1] España Cañi (en espagnol Espagne gitane) est un célèbre morceau instrumental créé vers 1925 par Pascual Marquina Narro (1873-1948).

C’est probablement le paso doble le plus connu.


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