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«L’hautboïste», por Rosa Amor del Olmo

La majeure partie du temps nous ne sommes pas conscients de nos actes ou de ce que nous faisons et à cause de cela nous provoquons autour de nous des situations inédites inconsciemment ce qui ne veut rien dire ou plutôt si, cela veut tout dire. Cela peut parfois produire de drôle de situations. Voilà le pourquoi de ce petit récit un peu vieillot et quelque peu romantique, mais d’une certaine actualité, en voici le contenu.

Tania était une Bulgare qui arriva en France complètement envoutée par la magie d’un homme, un Français bien entendu, dont elle s’était éprise en Bulgarie pendant les vacances. Il réussit à la convaincre de quitter son pays bien pauvre si on le compare au bien-être que peut offrir la puissance française. Tania venait de perdre sa fille atteinte d’une grave maladie et se retrouvait seule, cela pouvait donc être une bonne idée de quitter son pays pour un autre. On prend normalement ce genre de décision sans jamais penser à ce qui pourrait arriver après, ce sont des décisions en général sur lesquelles on ne revient pas. Je sais de quoi je parle, car tous ceux que je connais qui pour une raison ou pour une autre ont quitté leur pays ne sont jamais comme avant leur départ.

Lorsque Tania retrouva Etienne, ce fut – il fallait s’y attendre – un échec total car ce n’était pas facile du tout pour Tania de vivre dans un pays dont elle ne connaissait pas la langue. C’est en réalité quelque chose qui paraît imperceptible, car nous ne sommes des étrangers que de temps à autre pendant les vacances, mais pour ceux qui le sont vraiment, c’est un véritable calvaire, un martyre et nous voyons bien comment notre vie peut nous transporter et nous transformer à cause de cela. Tania ne s’adaptait pas et son homme en avait honte, lorsque dans les diners, – ces réunions protocolaires et obligatoires chez les Français – elle avait l’air d’une idiote et c’était vrai qu’elle avait l’air d’une idiote.

Peu de Français connaissent la Bulgarie (en réalité il y a peu à connaître) et on ne pouvait pas communiquer avec elle, et de toutes façons même s’ils avaient su quelque chose, cela aurait été pareil, les Français ont beaucoup de qualités mais ils ne sont pas nombreux ceux qui peuvent parler une autre langue que la leur. Tania était pour le plus grand nombre très attrayante, exotique, énigmatique et en même temps bizarre. Elle avait de grands yeux noirs qu’elle maquillait avec soin, des cheveux blonds qu’elle cachait en leur donnant une couleur châtaine, et une peau blanche, très blanche et très jolie, douce. A vrai dire elle était de nulle part et on aurait pu la prendre pour une Française. Elle était très jolie, la quarantaine bien sonnée. Son corps n’avait souffert aucune grande modification si on compare avec ce qu’il était lorsqu’elle avait vingt-cinq ans. Il était alors parfait. Aujourd’hui, on peut dire qu’il était pas mal. Elle aimait la toilette, c’était d’ailleurs une des raisons qui l’avait décidé à quitter son pays : le désir de posséder, le désir d’acquérir des choses, des objets, des crèmes, des parfums, des produits de maquillage, des vêtements… en Bulgarie cela commençait à devenir hors de prix, les marques, les satanées marques qui imprègnent nos vies et nous rendent matérialistes et dépendantes de tout ce qui est extérieur à l’être humain.

La vie avec Etienne allait en empirant entre autres choses parce que Tania ne pouvait pas travailler. Tania était architecte et en plus elle s’avait jouer de plusieurs instruments mais tout cela ne sert à rien lorsqu’on arrive dans un pays dont on ne connaît pas la langue et les diplômes ne sont jamais homologués. Autrement dit tout ce qu’on a été jusqu’alors part en fumée, le premier venu t’est supérieur et tout à coup tu disparais. C’est une autre naissance, il faut se convertir en une autre ou un autre, voilà ce qui arrive aux étrangers qui doivent se convertir lorsqu’ils changent de pays, abandonner ce qu’ils étaient et devenir à grand peine quelqu’un de reconnu.

Plusieurs mois après cette vie difficile avec Etienne, un homme au caractère fort, orgueilleux, qui avait du mal à se contrôler, Tania voulut retourner en Bulgarie mais elle pensa qu’elle avait beaucoup à y perdre, elle était déjà à un point de non-retour, en dépit de toutes les difficultés qu’elle devait supporter, le temps de revenir en arrière était terminé. Par contre, quitter Etienne qui exerçait sur elle une forme de maltraitance psychologique, si. Ce type de maltraitance est très répandu dans les couples et cependant personne n’ose le dénoncer pour diverses raisons. C’est ce qui provoque le plus de souffrances dans les relations et on peut vivre ainsi très longtemps jusqu’à ce que la détérioration et l’estime de soi soient à son apogée, car bien entendu, c’est ainsi dans la vie, à quelque chose malheur est bon.

– Je n’ai pas quitté mon pays pour être avec un homme qui me trompe, je ne crois pas en ce type de relations. Si les choses ne vont pas et c’est vrai qu’elles ne vont pas, au moins, ne me trompe pas, disait Tania très justement.

Etienne, un type capricieux, et un homme d’affaires fortuné faisait bien peu cas de son ancienne «protégée» et à vrai dire, c’était aussi bien comme ça. De toutes façons même s’il avait fait beaucoup pour elle, Tania ne connaissait pas le français et ne pouvait donc ni travailler de manière décente ni se défendre. Ils décidèrent de se séparer à l’amiable et bon prince, Etienne lui donna suffisamment d’argent pour se débrouille par elle-même pendant deux ans. Ce qui paraît logique puisque c’est lui qui l’avait arrachée à son pays, il devait donc compenser cette décision en voyant par expérience qu’elle n’était pas bonne. Les habitudes sont les habitudes disait Etienne. C’était un homme du monde et il comprit heureusement qu’on ne peut pas extraire une femme de ses racines et l’abandonner parce qu’elle ne s’habitue pas aux nouvelles coutumes. Quand on voit le nombre de gens inadaptés en France, sans parler des étrangers, bref, j’ai du mal à comprendre le monde. Moi j’ai toujours dit que le divorce est bon pour ceux qui ont de l’argent et voilà.

Ce qu’il y a de bien ou de mal chez les étrangers, je ne sais pas au fond, c’est qu’être ou cesser d’être, c’est pareil parce qu’être un étranger c’est être de nulle part, être étranger c’est être un simple spectateur à vrai dire. Un jour tu arrives dans un pays, tout va bien et un autre jour tu t’en vas et tout va bien aussi, même si entre les deux tu auras passé des années mi-figue mi-raisin. C’est comme ça.

Cette réalité ne faisait pas peur à Tania qui une fois de plus devait se réinventer et tout recommencer, seule.

C’est parfois mieux que rien même si cela peut donner une impression de vide. Après sa séparation d’avec Etienne, tout changea. Elle s’était retiré un poids qui l’étouffait, maintenant le français bourdonnait dans sa tête de façon plus aimable. Cela faisait deux ans qu’elle était là mais elle n’avait guère progressé, au moins en apparence, bien entendu surtout si on compare avec les Français qui parlent extraordinairement bien. C’est une langue qu’il faut apprendre tout petit, sinon, c’est presqu’impossible – même si certains y arrivent – de passer pour un Français si on ne l’est pas. On reste toujours un étranger.

Par chance elle trouva loin de la ville, en pleine campagne, une jolie maison qu’elle loua. Pour une architecte on pouvait l’améliorer sûrement mais ce n’était pas mal, par contre il fallait utiliser la voiture pour tout, c’est l’inconvénient de vivre à la campagne. Elle en trouva une à bon marché chez un voisin qui n’en voulait plus. Etienne intervint aussi pour la gestion de l’affaire. La maison (qu’Etienne avait payée pour deux ans) était grande et Tania pourrait y avoir son bureau et y installer ses tableaux, car comme bien d’autres architectes que j’ai connus, Tania dessinait et peignait très bien. Tant qu’elle avait vécu avec Etienne, elle n’avait jamais pris un crayon ni un pinceau. Ce n’était pas possible. Elle était bloquée mentalement et ne servait qu’à être l’amante, cette poupée idiote qui n’a jamais rien à dire dans les réunions mais qui sert de décoration, une belle décoration en l’occurrence.

Tania était très belle. Après tout, Etienne avait été aimable avec elle. Il s’était comporté en personne et tout s’était bien terminé. Ils avaient mis fin à leurs relations avant que cela ne se détériore, ce qui arrive malheureusement souvent. Etienne s’était fatigué parce qu’elle n’arrivait pas à s’adapter et lui était un obstacle. Cependant, maintenant, Tania était seule et commençait à s’éveiller, à être elle-même et à exister.

Il était clair qu’il lui fallait maintenant, même si les frais étaient payés pour deux ans et qu’elle avait quelques économies, trouver un emploi quelconque. Les toiles, les peintures, les matériaux pour ses tableaux supposaient quelques frais, sans parler de ses petits vices cosmétiques inévitables et faisant partie de sa vie propre. Il faut encore ajouter tous ces petits chiffons stylés qu’elle utilisait pour s’habiller. On ne peut jamais cesser d’être soi ! disait-elle, et malgré tout, elle ne sombrait pas dans la déprime comme ça arrive souvent dans ces cas-là.

Après avoir longtemps médité et avoir perdu tout espoir de trouver un emploi digne d’elle, après en être arrivée à la conclusion qu’elle ne trouverait pas de si tôt un job comme architecte, elle pensa, qu’occasionnellement elle pourrait mettre ses tableaux en vente, peut-être pas, mais pour le moment, il fallait bien vivre. Par hasard, parce que parfois c’est du pur hasard, (à moins que ce soit quelque chose de plus profond qu’on ne comprend pas ou qu’on n’admet pas) elle avait réussi à obtenir des papiers, comme immigrante (c’est la pire des choses qui pouvait exister) et elle trouva enfin un emploi de femme de ménage au Conservatoire de Musique de sa ville, sûrement un des plus grands et des plus récents de France, ce qui veut dire : beaucoup de mètres carrés à nettoyer. Il y avait des tours, évidemment. Ce fut le début de sa nouvelle existence, une sorte de nouvelle réinvention.

Le salaire de femme de ménage, même s’il n’était pas très élevé, lui permettrait d’avoir des matériaux pour ses peintures et quelques petits caprices cosmétiques. Pour ce qui est de la communication, c’était une autre affaire, on touche à l’impossible.

En France, et pas uniquement en France, on ne partage jamais ses difficultés, ses problèmes avec personne, tout va toujours très bien, on ne nous donne jamais l’occasion de partager nos malheurs avec personne et je me demande toujours s’il y a une boite aux lettres pour y mettre nos émotions, nos sentiments, nos problèmes de tous les jours. Bien entendu dans l’histoire de chacun, il y a eu des guerres, des divorces et on pourrait croire qu’ils se sont faits à la douleur de manière magnifique, de génération en génération, bien plus que les autres. Par exemple, au salon de coiffure – lieu de rencontre et de discussion – une femme du quartier dont le mari vient de mourir, qu’est-ce qui change pour elle ? Quelqu’un pour l’embrasser et lui donner des marques d’affections ou de solidarité particulière ? Non. Tout va toujours très bien. Les gens sont capables de porter des fardeaux très lourds, jour après jour, sans jamais partager avec personne. Je ne sais pas comment elles font. Cependant il y a des groupes d’étrangers qui ne fonctionnent pas comme ça, tant de déshumanisation leur paraît incompréhensible.

Cette froideur m’a souvent glacée au cours de ma vie et ce mépris qu’on a pour les enfants ! Si de génération en génération on exerce ce genre de tyrannie bestiale tout le monde génère une sorte d’animosité énorme qui se transmet presque de façon génétique. Quand des bébés pleurent, même les enfants de douze ans ne restent pas insensibles… et comme ça, la répression éducative fonctionne très bien mais elle contrarie irrémédiablement toute créativité et toute expression. Les enfants deviennent alors des machines. C’est la loi du silence.

Toujours est-il que peu de temps avant de commencer à travailler comme ménagère, notre Tania trouva l’homme qui devait lui donner un sens à sa vie. Je redis le plus littéralement possible : quelqu’un parfois nous crée et donne du sens à notre vie. Au troisième étage du Conservatoire elle entendit un jour le son d’un hautbois. Chaque pièce était disposée de manière bizarre. Toute avait une grande baie vitrée qui donnait sur le patio et une autre sur le couloir de sorte que de l’extérieur, même si la vitre était fumée, on pouvait voir l’interprète, on pouvait voir ce qui se passait dans chaque pièce. Tania savait jouer du violoncelle de manière normale mais elle se sentait attirée de manière inexplicable par le hautbois. Il est vrai que son grand père polonais avait été hautboïste juif connu.  Il n’avait pas été exterminé mais était mort de folie, c’est la maladie caractéristique des joueurs de hautbois : l’emphysème pulmonaire.

 Ce jour-là et après avoir trouvé cet homme qui jouait de cet instrument elle sentit que quelque chose se transformait en elle, il lui semblait que tous ses sens reprenaient vie, elle sentait une sorte d’étouffement. Ces lèvres-là qui interprétaient la musique, appartenaient à ce qu’il y a de plus désirable au monde. Ses cheveux châtains tressés, son vêtement extrêmement soigné se terminait par des mains raffinées qui maniaient le bois avec une rapidité incroyable. Elle observa sur ses yeux. L’homme, appliqué,  les ouvrait à demi, ils étaient bleus. Il pouvait avoir trente ans, mais peu importe, l’âge chez les hommes n’est pas dans la physique mais dans la tête. La pauvre Tania resta subjuguée, muette plus que jamais. Elle dût se retourner vers le mur pendant au moins un quart d’heure, le temps de l’extase, avant de continuer à pousser son chariot. Quelqu’un passa et lui demanda si tout allait bien. Elle répondit que oui, qu’elle se trouvait super bien. Comment pouvait-elle dire que non !

Des jours, des mois passèrent après cela et en même temps sa vie prenait un sens pour la première fois. C’est bien là une des facultés de l’amour de donner du sens à la monotonie de la vie ennuyeuse, de doter les personnes d’une expérience unique à chaque fois, même s’il est aveugle, car l’amour est aveugle. Pour quoi donc ? Parce qu’il n’admet pas de défaut, voilà pourquoi il est éphémère et irréalisable, utopique, parce que dans un premier temps, on ne voit rien, tout est beau, on ne voit que ce qui est beau chez la personne aimée, on ne veut pas voir les défauts, c’est pourquoi c’est du rêve, du fantasme. L’idée que nous avons de l’amour ou l’amour même est dans notre cœur ou dans notre esprit, il n’existe pas physiquement, c’est nous qui lui donnons réalité. Quand nous voulons porter cet état qui est un des recoins de notre imagination, sur le terrain du pratique, du vécu, du quotidien, c’est alors que l’amour part en fumée, de manière logique, puisqu’il n’est qu’un état de l’âme, l’aliment de notre imagination et le mécanisme de notre esprit et donc en se matérialisant il se produit un hiatus émotionnel, la désillusion.

Les grand musiciens, uniquement les quelques grands musiciens et quelques artistes portent l’amour en eux et cette force se renouvelle continuellement, parce que «Dan» a  parfois été ou est une mère qui leur donne la force, ou bien parfois c’est un père (sauf dans le cas de Beethoven, bien entendu), ou bien c’est une femme ou un homme qui donne cette force, mais l’amour est toujours là avant de n’être rien, les musiciens sont porteurs de l’amour, c’est pour cela que certains artistes ou certains musiciens ont du mal à aimer à se donner à quelqu’un, ils le font déjà à travers leur art. C’est ce qui était arrivé à cet hautboïste : il ressentait une force spéciale toute différente mais il n’arrivait pas à  identifier d’où cela pouvait bien venir.

Tania l’écoutait interpréter Telemann, Bach, Pasculli, Mozart… parce que Pierre, car, c’est ainsi qu’il s’appelait, avait l’habitude – il est bien possible qu’il n’en connaissait pas la raison lui-même – de s’entrainer dans son bureau du Conservatoire le matin très tôt, précisément lorsque  c’était le tour de Tania de laver, car personne ne voulait prendre ces heures-là. Notre homme fabriquait lui-même ses anches, ce qui lui donnait un air de Saint-Joseph  de l’Evangile très intéressant, un air de menuisier inspiré. On fait parfois les choses sans vraiment savoir pourquoi. Tania poussait son chariot et cela lui donnait un prétexte pour s’approcher du bureau du troisième étage,   c’en était devenu  une obsession, et cela dès le début. Les tours changeaient de temps en temps, alors elle faisait l’impossible pour être là en même temps que cet homme merveilleux qui lui avait fait perdre la raison, apparemment, bien que la présence de Tania n’avait aucune incidence sur la vie de cet homme. Moi, je suis sûre que cela lui donnait vie  et le poussait à la création et à l’art, car ce sont les arbres qui sont responsables du vent, ce sont les arbres qui causent le vent et non l’inverse.

Avec le temps, c’est à dire au bout de quatre ans, elle devint amie d’une des professeurs de violoncelle. Elle était étrangère elle aussi et par conséquent un certain cosmopolitisme lui faisait voir un peu plus loin qu’elle-même, comme une sorte de faculté qu’ont parfois les artistes. Elle ne prenait personne d’autre si elle voulait jouer du violoncelle. La violoncelliste, Gertrude, comprit tout à la perfection un jour où par hasard, elle resta en panne d’essence tout près de la maison de Tania.  Celle-ci revenait du travail ordinaire mais bien utile  du nettoyage des sols du Conservatoire ou des bâtiments d’un asile de fous, ce qui, au fond, revient au même. Elle récupéra la violoncelliste et l’invita à prendre un café après avoir trouvé une solution au problème de l’essence. C’était une visite impromptue, elle trouva donc tout comme lorsqu’on part de chez soi tout simplement sans penser aux visites. Elle trouva donc une maison surprenante, car, alors qu’elle n’attendait personne, tout y était impeccable. Une énorme table d’architecte avec de nombreuses éponges (les architectes utilisent beaucoup les éponges pour représenter les arbres), des crayons, des peintures, des règles… Sur les murs pendaient d’énormes tableaux que Tania avait réalisés. La violoncelliste comprit ce jour-là le drame de Tania, le drame d’une grande artiste qui devait travailler en silence, qui cachait ses talents bien réels. Elle monta au premier, une sorte de mezzanine et là, elle découvrit les nombreux et magnifiques tableaux et portraits réalisés au crayon. Son collègue, joueur de hautbois était là sur divers chevalet. Toutes les parties de son corps étaient représentées, ses mains sur le hautbois, ses lèvres, ses yeux fermés, ses yeux ouverts, ses cheveux, tout son corps habillé ou nu, son regard… Tout était le fruit de son observation. La violoncelliste comprit le talent de Tania mais elle comprit aussi que Tania ressentait quelque chose de particulier pour l’hautboïste et cela lui toucha le cœur et elle se décida à l’aider.

C’est curieux comme dans les grandes histoires d’amour – celle-ci en était une – nous avons besoin de l’intervention d’une tierce personne, celle-ci fonctionne parfois comme un ange. Tania ne voulait pas parler du sujet parce qu’elle sentait une honte énorme, c’était plus qu’évident que ces peintures et ces dessins n’avaient pas été fait à la suite d’une seule observation. Les détails étaient tels qu’il était clair que l’auteur avait passé des heures et des heures à admirer cet homme, je dis à admirer parce qu’elle dessinait avec admiration.

 La violoncelliste lui donnait les détails sur les occupations de son ami et même elle organisa une fête chez elle, pendant provoquer la rencontre entre l’hautboïste et la femme ménage, autrement dit, entre Pierre et Tania. C’était le genre de fête caractéristique de mes amis français au cours desquelles des gens très différents viennent, même s’ils n’ont rien de commun. Tania n’y était pas venue. Elle pensait évidemment que personne ne voudrait créer des liens avec une employée d’entreprise de nettoyage et qui plus est bulgare. C’est sûr que si elle avait été plus détendue, son français aurait été beaucoup plus fluide, tout en gardant cet accent terrible. Elle avait pensé qu’elle n’avait rien à faire dans ce genre de fête ni aucune fête d’ailleurs.

La violoncelliste vint le lendemain chez Tania, car celle-ci n’était pas venue à son travail et elle la trouva complètement démoralisée. La violoncelliste, en dépit de sa grande amitié, était un peu gênée pour Tania, car en fin de compte elle avait organisé une réunion pour améliorer les conditions d’intégration de Tania dans la société et celle-ci n’était pas venue. Elle avait invité aussi son collègue l’hautboïste qui pour une fois n’avait pas d’autres engagements… cela pouvait être une bonne occasion. Il vint habillé de noir avec une chemise orientale et des chaussures pointues, les cheveux peignés en arrière. Il avait un parfum… et était magnifique, sûrement. Tania lui dit qu’elle la remerciait infiniment pour ce qu’elle avait fait mais qu’elle ne se trouvait pas bien, elle était dans son énorme lit à baldaquin, très maigre, les cheveux raides, une mauvaise allure et envie de rien. Gertrude sortit de chez l’architecte très inquiète. Les jours suivants Tania n’alla pas à son travail.

On disait que l’hautboïste était célibataire, c’était un  être singulier qui ne trouvait pas l’âme sœur. C’était un coureur de jupons, je veux dire que sexuellement il avait eu beaucoup d’aventures, mais sans plus. Tania ne lui appartenait pas alors qu’elle l’aimait et lui donnait la force de l’amour. Même s’il avait été marié, il aurait encore été coureur de jupons de la même façon, cependant, cet état de célibat ou de mariage n’avait pas d’importance pour Tania qui était folle de l’hautboïste, de lui, de sa personne non des choses secondaires, c’était l’amour à l’état pur. Un de ces jours-là où notre ami architecte n’était pas venue travailler, alors que notre hautboïste s’exerçait dans son bureau comme d’habitude, on sonna à la porte : c’était Tania. La première réaction fut d’aller ouvrir de mauvaise humeur, état classique de celui qui est interrompu en pleine création ou interprétation.

Lorsqu’il ouvrit, il vit cette femme qu’en tout logique il n’avait jamais vue, même si elle avait fait le ménage dans ce coin pendant cinq ans. Il n’avait pas l’impression de voir une femme qui se consacrait aux affaires domestiques. Vêtue de noir, et je pense qu’elle devait avoir des grands yeux malades, elle lui dit dans un français presque parfait : bonjour, Pierre, voilà, c’est pour vous… et merci pour tout. L’hautboïste ne comprenait rien mais sentit quelque chose de particulier qui ne le fit pas réagir du premier coup et quand il voulut le faire, la femme en noir avait disparu. Elle lui avait remis un énorme dossier avec des dessins et des peintures sur lui. Il ouvrit le dossier et put voir toutes ces magnifiques compositions artistiques. Il ressentit quelque chose d’indescriptible, d’aimable, de beau, de généreux tout en étant un peu triste, mais il ne pouvait pas décrire ce qu’il ressentait. C’était clair que ces compositions faites sur lui ne pouvaient être réalisées que par un grand artiste et surtout par quelqu’un qui l’avait observé longuement sans qu’il le sache. Il eut une intuition bizarre, il comprit que les couloirs ont une âme, il comprit la force silencieuse de l’amour, cet amour qui s’était enfui mais qui avait été là pendant cinq ans sans qu’il puisse s’en rendre compte et qui l’empêchait maintenant de respirer.

Il sortit en courant mais Tania était partie. Il interrogea très énervé les secrétaires sur cette femme qui venait de sortir mais personne n’avait rien vu… Quelle femme ? Les deux secrétaires discutèrent entre elles pour se dire que vraiment ces musiciens d’instruments à vent perdent le jugement avec le temps.

Ce fut un moment affreux pour Pierre.

Tania, en effet, ne revint plus au Conservatoire et l’hautboïste n’arrêtait pas d’interroger les secrétaires. Qui est cette femme qui était entrée au Conservatoire avec un énorme dossier ?

– Monsieur, ce matin, si tôt, la seule personne à être entrée c’est Tania.

– Tania ? Qui est cette Tania ?

– Une des femmes de ménage, mais elle est venue donner sa démission.

– Ce n’est pas possible. Bon, peu importe, ça m’est égal. Je veux – et cette fois, sa voix était pleine de colère – qu’on me donne son adresse, son numéro de téléphone.

– On ne peut pas donner ces renseignements.

– Si, vous allez me les donner. Que savez-vous d’elle ?

– Et bien qu’elle est bulgare et qu’elle travaille comme femme de ménage dans cette maison depuis cinq ans, dit une des secrétaires toute tremblante sous le regard hystérique de Pierre.

– Et quoi encore ? criait le musicien complètement fou, les yeux pleins de larmes.

– Rien de plus, nous ne savons rien de plus.

– Vous me dites que vous ne savez rien de quelqu’un qui travaille ici depuis cinq ans, vous savez juste qu’elle fait le ménage et qu’elle est bulgare ?

– Nous n’avons rien à savoir de plus, nous n’avons besoin de rien de plus, je pense, disait une secrétaire à sa collègue, c’est une femme très réservée.

– Oui, sûrement, très réservée… avec des gens comme vous ça ne m’étonne pas. Très réservée ! On peut bien mourir au beau milieu du couloir, pour vous, il n’y a pas de problème, aucun problème. Dites-moi où elle habite.

– Nous ne pouvons pas donner ces informations.

– Et bien, vous allez me les donner parce que sino, je fais une esclandre pas possible.

L’homme était hors de lui. Il réussit à obtenir la fiche de l’employée. En effet, il y avait ses coordonnées, c’est à dire son prénom, son nom de femme mariée, c’était celui d’Etienne : Tania Gautier, mais le domicile qui figurait là était celui de la première fois, lorsqu’elle vivait avec son mari, enfin, il faut bien l’appeler d’une façon ou d’une autre. Certains ne sont pas dignes de porter ce nom. Il se présenta là-bas, il frappa à la porte et une femme blonde, aux cheveux lisses vint lui ouvrir. Il demanda à parler avec Tania. L’autre femme resta un moment ébahie, elle le fit entrer et appela celui qui devait être – et qui était – son mari.

– Etienne, il y a un monsieur qui veut te parler.

Le musicien ne comprenait pas sur le coup, mais en voyant apparaître Etienne, son port altier,  commença à se redresser et sans rien savoir encore de leurs relations, demanda où était Tania comme si elle avait été la chair de sa chair, en réalité c’était un peu ça.

Etienne observa ce jeune homme aux allures d’artiste et tout en étant français et très poli, il sentit quelque chose qui devait s’apparenter à de la jalousie, il sentit que quelque choser remuait son amour propre, son orgueil d’homme. Il avait devant lui un musicien extraordinaire, beau, jeune, charmant, qui s’intéressait à celle qui avait été sa femme autrefois et qu’il avait méprisée, mais en réalité qui n’avait été que son amante mais rien de plus. Il étouffa sa jalousie.

L’hautboïste dit qu’il lui fallait trouver Tania, que c’était la femme de sa vie. Etienne cependant comprit la sincérité de ces mots et bien qu’il n’avait aucune nouvelle d’elle depuis trois ou quatre ans, demanda pourquoi il voulait la voir. L’hautboïste lui montra quelques-uns des dessins et Etienne ressentit que, entre eux il y avait quelque chose d’important, peu importe quoi. Tania n’avait jamais rien dessiner de pareil lorsqu’ils étaient ensemble. En dépit de la froideur que montrent les hommes, il laissa voir son côté sensible et lui expliqua un peu leur malentendu et confirma que en effet Tania travaillait comme femme de ménage au Conservatoire de la ville, mais ce n’était qu’un moyen de vivre, que comme étrangère elle ne pouvait exercer son vrai métier, celui d’architecte. Elle était une excellente dessinatrice, une artiste et il révéla plus tard où il pourrait la trouver. Il alla chez elle, mais tout était fermé. Tania n’était pas là.

Ces dessins, ces tableaux, ces représentations réalisés par Tania pendant les cinq dernières années étaient beaucoup plus qu’une déclaration d’amour et l’hautboïste l’avait parfaitement comprit. Il ne se sentait pas bien, il était triste de ne s’être pas rendu compte, ne n’avoir rien vu tant qu’elle était près de lui. La vie est ainsi faite, on ne voit jamais ce que l’on a devant soi et on cherche toujours là où il n’y a rien.

Ces jours-là où l’hautboïste était hors de lui, il rencontra Gertrude dans les couloirs et lui raconta la raison de sa folie. Elle décida de l’aider et ensemble ils revinrent chez Tania, entrèrent parce que la porte de derrière ne fermait pas bien. Ils trouvèrent l’hôpital où Tania avait été admise, atteinte d’un cancer, mais il n’était pas trop tard. Cet homme entra dans la chambre où était l’artiste et décida de partager avec elle les derniers jours jusqu’à la fin. Tania vit son rêve s’accomplir. Pendant toute  l’évolution de sa maladie et même après sa mort, elle sentit que cela valait la peine de vivre les derniers mois de sa vie avec cet homme merveilleux qui était éperdument amoureux d’elle et quand je l’entends encore jouer de son hautbois, je sais qu’il pense à elle et quand je lui ai demandé de me raconter son histoire et le pourquoi de ses absences d’esprit épisodiques et de son angoisse, il me raconta tous les détails de l’histoire.

La renommée et la gloire de Tania Wagner est connue dans le monde entier quoique sa vie a toujours été une énigme. Très peu la connaissent. J’en ai parlé à son représentant et il a peu de détails sur sa vie privée même si sa voix a changé lorsque je lui ai parlé d’un hautboïste célèbre. Il a voulu prendre contact avec lui. J’ai vu les dessins de Tania Wagner dans les meilleurs salons et musées de Paris, Londres, Madrid, Rome, estimés actuellement comme d’authentiques œuvres d’art, mais personne ne peut me confirmer qu’il y ait eu à travailler dans le Conservatoire une certaine Tania Gautier, ni même Gertrude, la violoncelliste. Personne n’a jamais vu une femme correspondant à la description. C’est vrai que le personnel a changé. Pierre, de temps en temps, est en soin, car il ne va pas bien du tout mais je sais que son histoire est vraie. Je n’ai pas trouvé non plus dans l’annuaire Etienne Gautier. Cependant, Pierre m’a montré son trésor : les tableaux qu’il garde comme un secret, je les ai vus, ce sont réellement les bijoux de cette histoire que personne ne croit. Moi, si j’y crois et   il existe des preuves de cette œuvre absolument merveilleuse, je suppose qu’elle doit être très cotée.

Tout sa musique raconte ces événements. Aujourd’hui, Pierre est compositeur et on peut écouter sa musique grandiose qui parle d’amour à l’état pur, de présences invisibles, des présences de personnes disparues, de l’imagination, des rêves, des labyrinthes de la sensualité, de l’art, de la beauté et aussi de la Bulgarie, des grands yeux, des baisers, de l’accent, du tact et des sentiments… sa musique nous parle de beaucoup de chose, son hautbois aussi, qui suscite les vérités de l’existence.

Tous les musiciens ont des histoires à raconter. ce sont des personnes généreuses, je suis cependant seule à les écouter et je ne m’en rends pas compte ou peut-être que si et leurs histoires sont les miennes et je les leur raconte comme des secrets d’écrivain.  


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