Rosa Amor del Olmo |
L’autre jour, une prescription médicale m’a ordonné un certain nombre de séances de kiné, à moi, qui n’ai jamais cru en ces choses-là et qui n’ai jamais voulu faire une place dans mon agenda encombré pour assister à ce genre de choses. Aucun horaire ne me convient ! A mon âge et avec tous ces poils comment m’en remettre aux mains de quelqu’un. Bon, une fois convaincue et obligée par toutes les jointures de mon pauvre corps mal en point, une fois convaincue, dis-je qu’on ne peut plus vivre avec les vertèbres cassées, des hernies lombaires et la tête endolorie, victime de ma profession d’écrivain, une fois convaincue donc, je me suis décidée à prendre un rendez- vous avec un des ces magiciens de la structure osseuse et musculaire.
Le jour est arrivé et, franchement, je ne savais pas très bien comment faire, quoi me mettre avant un tel événement. Il faut se mettre toute nue ? Non, de grâce, ça jamais, j’en mourrais de honte. Je ne suis plus toute jeune pour ce genre de choses. Quand j’étais jeune je pouvais me déshabiller devant n’importe qui, sans accorder à ce genre d’action, aucune importance, mais maintenant, je ne le ferais pas même sous la torture. C’est que ma jeunesse innocente a disparu et je suis maintenant une femme mure. L’insécurité est quelque chose qui arrive aux moments critiques, même si les apparences sont trompeuses, même si on s’appelle Miss Monde.
J’ai pensé : je vais arriver et surprendre… Pauvre de moi !
- Bon, je vais me mettre quelque chose de simple, commode, ordinaire… mais, comment est-ce qu’il va me manipuler les vertèbres, avec ce t-shirt à trous que je porte ! Non, le mieux est de porter ce collant, non, ces pantalons élastiques… ouf, et si mes pieds sentent ? Je ne veux pas me retrouver en petite tenue… Tu te rends compte si j’ai du poil sur les jambes, en plus des moustaches, alors, avec tout le boulot que j’ai ce mois-ci, j’ai les poils qui me sortent sur les côtés, sous les aisselles… je ne peux pas aller chez ce physiothérapeute avec tous ces poils et ces taches, va te regarder dans la glace… Pourquoi as-tu laissé ça, ma fille ! Ta peau est jaunâtre parce que le bronzage est parti enlevant cet aspect de peau saine que tu as tous les étés lorsque tu prends des bains de soleil, mais maintenant ta peau n’a plus cet aspect-là, on dirait une malade, ce qui n’est pas anormal, vu qu’on est en hiver et que tu prends très peu l’air, mais vraiment très peu, avec tout le travail que tu as ! Il te reste une demi-heure avant le rendez-vous ! Bon, voyons voir… oui, allez, des collants normaux comme ceux que tu portes toujours et un chemisier, voilà… Et s’il te dit de te mettre en petite tenue ? Zut ! (Résolument) Alors, il faut que je me rase les jambes et partout où il y a des poils ! Bon, bon, bon, voilà maintenant que ça saigne. Quelle brute ! Il faut dire aussi que ces cochonneries de rasoir qu’ils vendent maintenant c’est criminel ! Je n’ai pas le temps de me passer de la cire et je ne vais quand même pas aller avec tous ces poils, c’est évident ! Je saigne, c’est malin ! Allez, de l’alcool pour arrêter l’hémorragie, l’alcool même si ça fait mal, ça fermera les plaies. Et total … la vie est marquée par le choix de l’alcool pharmaceutique, c’est toujours comme ça… moi, une adulte, j’en sais un rayon.
Quelle journée, ma vieille ! Qu’est-ce que ça peut faire si je garde tous ces poils !… Non, non ! Je t’en prie, vu qui tu es,
comment accepter de te mettre comme ça devant un kiné vingt ans après, sentant mauvais, comme un ours mal léché. Pas question. S’il ne me demande pas d’enlever mes collants, c’est bon, on ne verra pas le sang et les traces du rasoir, mais j’aurai été bien bête de m’épiler pour rien. Mes cheveux, mes cheveux, il faut que je me lave les cheveux, cet homme-là va être tout près de moi, il faut que je sente bon. Ça fait longtemps que je n’ai pas eu quelqu’un tout près de moi. Je comprends maintenant que je suis devenue un peu sauvage, mais c’est mon bonheur.
Tout ce quotidien, ça rompt un peu la monotonie de tous les jours. Je ne sais pas si c’est pour ça ou quoi, mais ça fait longtemps que je ne me suis pas retrouvée toute nue devant quelqu’un, parce que ça fait longtemps, même pas mon gynécologue, quelle horreur, alors, on perd toute sa dignité. Bon, je crois que je vais y arriver même si j’ai fait saigner mes jambes en les rasant avec ce rasoir, les collants de laine absorbent les taches de sang, encore heureux ! Au moins, je n’ai plus de poils, une chose de réglée… Encore un petit quart d’heure…
Je rentre sur le parking, chez le kinésithérapeute où on ne sait pas si ceux qui sont là sont des sportifs en arrêt de maladie, des boiteux ou des petites vieilles ménopausées comme moi, ou pleines d’arthrose et hystériques (pas comme moi). Un garçon s’approche, jeune d’aspect, un vrai mec, pantalons moulants, joli sourire, yeux bleus et cheveux blonds, un beau blondinet, quoi, pour utiliser les raccourcis de notre langue, nous, les Espagnols nous employons toujours un langage de charretiers… et au beau milieu de tant de gros mots, tout à coup, un diminutif, enfin, bon. Le blondinet me demande de passer à une petite salle jaune avec une table-couchette et un tableau en noir et blanc avec des papillons rouges. «Vous pouvez vous déshabiller». (Il sort) Horreur ! Quel vêtement enlever ? Jusqu’où ? Hum ! il vaut mieux ne rien demander et voilà ! je reste en collants et je garde mon chemisier.
Je suppose que tout cela est une mauvaise régulation de ma maîtrise de moi, mais que faire, tout d’un coup, je me retrouve, la quarantaine bien sonnée, dissimulant quelques bourrelets, récupérant les inconvénients d’une vie sédentaire des dernières années en écriture servile et maladive, tout sport annulé y compris à la télé, je déteste le sport et je ne suis pas du tout disposée à le pratiquer sous aucun prétexte, mais bien sûr, maintenant ça se paie et je me trouve un peu molle, flasque, pleine de bourrelets, fripée, vieillie, ankylosée… bref, un désastre donc. Je me trouve devant un jeune manipulateur de chair et d’articulations, de belle taille et je regrette de ne pas avoir bougé un seul muscle en dix ans, sauf pour me nourrir. Au jour d’aujourd’hui, si on ne fait pas de sport et si on n’ingère pas une quantité monstrueuse d’eau, on n’est plus rien. On te méprise même à la télévision. Oui, monsieur. Le matin aux programmes spécialisés on cherche à susciter de l’hypocondrie dans la société, on n’arrête pas de répéter que tu es sale, que tu ne bois pas assez d’eau, parce que ce qui te plaît c’est les frites avec de la mayonnaise, les sandwiches au calamar, les bières, les cigarillos, la «chistorra», les piments d’Espelette, les pommes de terre sautées, les salades, les croquettes… enfin tout ce qu’il ne faut pas faire, parce qu’alors, tu disparais socialement, tu n’as plus ta place dans cette masse de gens en bonne santé, qui, apparemment ne mourront jamais et dont les analyses de sang sont toujours impeccables. La société est saine, le monde est sain, la télé l’est aussi. Il faut boire beaucoup d’eau ! Des filles, type top-modèle, louent la vie saine quand en réalité elles ne mangent rien… Un monde de sains, de beaux, de jeunes pour toujours : une société d’immortels.
Voilà comme c’est triste lorsqu’on t’a exclue, de manière tyrannique, et que tu découvres un beau matin qu’il te faut te déshabiller devant quelqu’un qui n’est même pas médecin et tu dois lui expliquer tes douleurs de petites vieilles avant l’heure. Il faut apprendre les bonnes habitudes !
Une fois allongée, je me trouve dans cette position, normalement anodine, en train de regarder le plafond, ce plafond délateur, étrange, ennuyeux. Quand on regarde le plafond ça ne signifie rien de bon. Il est fait de panneaux carrés avec des dessins marbrés bien tristes. La marque d’une fuite jaunie rappelle que tout ce qui brille n’est pas or, je regarde le plafond et je le regarde, je le regarde. Le masseur me demande délicatement de lui donner une main et il commence la manipulation de l’articulation, puis l’autre… Je ne sais pas bien où regarder, il règne un drôle de silence, le même qui règne lorsque nous sommes entre inconnus, on ne sait pas de quoi parler et à cause de cela, il se crée une tension, tension musculaire. Il me demande maintenant de me mettre sur le ventre. J’ai vite regardé mes pieds pour voir si je n’ai pas un trou dans mes collants, je suis tellement distraite et, pourquoi ne pas le dire, dans la conjoncture actuelle avec mes histoires d’ongles qui cassent et qui me percent toutes les chaussettes, pantys et collants. Ouf ! Je respire !… Il n’y a pas de trous, il n’y a pas non plus de bourres de laine usée et en plus je crois que j’ai mis du déodorant, donc ça ne sent pas mauvais… Dernièrement je ne suis qu’une loque humaine, j’ai perdu le glamour de mes trente ans et quelques, je me trouve dans la quarantaine en train de chercher une place dans la vie, je fais mon trou à grands coups de coude, au milieu des belles filles, quand, moi, j’ai passé l’âge. Mon meilleur aspect maintenant ce serait l’intelligence, parce que le reste… l’intelligence, ah ! oui ! Maintenant comme les coups donnés avec la main de celui qui se noie, je suis heureuse d’être adulte et fière de mes titres. Je suis là, sur le ventre, je n’ai plus les fesses d’antan, des bourrelets qui poussent, je me retourne avec une habileté athlétique comme celle qui a l’habitude de le faire dans les gymnases sans y penser – ou, tout en le sachant – moi qui n’actionne aucun muscle sinon pour manger et écrire, action qui, ça oui, me crée des raideurs de cou épouvantables.
Le garçon est d’une amabilité extrême, il fait son travail sans s’occuper de moi le moins du monde, et il le fait bien, c’est son boulot, seulement, moi, comme je n’ai jamais le temps de me regarder dans la glace pour me voir dans une situation si intime, face à ce professionnel, je me sens comme inférieure, comme une collégienne devant son directeur des études dans un lycée : la peur au ventre et sans aucune confiance en moi.
Personne ne doit manger autant de verdures que moi, parce qu’ensuite on se retrouve avec un mal de ventre horrible et des flatulences non moins horribles et comme dernièrement dans mon exil social, je suis retournée à mon enfance sauvage sans la répression de mes instincts, je pratique le pet libre quand je suis toute seule, c’est en général le cas, mais il est évident que dans cette situation… les gaz s’accumulent et me compriment les intestins, on dirait une fille sculpturale comme on en voit dans les publicités des pharmacies… rien, nous ne sommes vraiment pas grand chose. On a beau se prendre le ventre et ne pas respirer : c’est pareil, le bourrelet est installé, les plis et … c’est le signe qu’il y en a un qui se prépare, le temps passe et ça se passe mal, le jardin d’Eden a eu raison de te jeter ses fruits à la figure. Moi qui en d’autres temps, tuais les hommes d’un seul regard et les avais à ma botte comme je le voulais… Je change de ton pour être plus séductrice, mais j’observe, déçue et triste que le kiné-masseur, beau mec, bel homme ne s’intéresse pas à moi du tout, mais alors, pas du tout. Il fait son travail, c’est un professionnel et je suis là comme une idiote avec mes varices aux jambes, mon ventre comprimé jusqu’à n’en plus respirer et ce désir de paraître sensuelle : je ne le suis plus. Alors, je sors de ce réduit d’un réalisme sans pitié, avec une vérité, amenée sur un plateau, fouettée par le temps et exclue brutalement du clan des femmes séduisantes, soulagée jusqu’à un certain point de ce travail articulaire et déçue de moi-même. Je respire maintenant mieux, je m’en fiche, ce qui m’importe vraiment maintenant c’est de n’être rien pour personne, de n’avoir rien à l’intérieur, mais, si j’ai quelque chose. J’ai un trésor en moi et ça je l’aurai pour l’Eternité. Nous finirons tous plus ou moins décrépis et on peut ne plus être très attractifs, mais attention on croit qu’on n’a plus rien en nous et nous avons un trésor, c’est un fait, nous avons même beaucoup de richesses. Malgré tout, je reste avec ma décrépitude, ma tête, évidemment et mon intérieur. Bonsoir, bonne chance.
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