La voix que Martine entendait
por Rosa Amor del Olmo
Martine sortit de chez elle sans rien dire à personne, sans un mot, comme si elle sortait pour la dernière fois. Elle avait à nouveau entendu le murmure de cette voix qui ne cessait de lui parler… Elle ferma soigneusement la porte, bien consciente d’être observée, mais quand elle se retourna, il n’y avait personne, elle donna un autre tour de clé. Elle désobéissait ainsi à son médecin qui ne voulait pas qu’elle ferme sa porte à clé. Dans la campagne, une fois la nuit tombée, car il faisait nuit, il devait même être autour de neuf heures du soir à peu-près, c’était l’heure du dîner de Martine. Elle commença d’abord à marcher d’un pas lent, sans direction précise, puis elle se laissa submerger par les murmures qui l’appelaient, non pas dans son inconscient, non, ces voix résonnaient dans sa tête, dans son esprit, elle les entendait et ces sons ne cessaient de l’appeler. Elle retourna chez elle pour ouvrir la porte et la laisser ouverte, ainsi, s’il lui arrivait quelque chose, la personne qui viendrait la chercher pourrait entrer sans difficulté. La torture continuait, les mots et encore les mots martelaient son esprit et l’appelaient vers un lieu inconnu. Elle commença à marcher jusqu’à un lieu solitaire, une solitude qui enveloppe, qui surprend mais qui invite aussi à rester soumise, livrée au pouvoir de la solitude, totalement livrée. Elle se retrouvait au milieu d’une campagne sombre et sa tête était remplie de champs sémantiques où tout se liait, le paysage qui l’entourait et les idées qui la tourmentaient en bouillonnant dans un mélange de mots : lichen, sanglots, branche, fleur, chemin, blé, bêche, faux, cape, noir, mort, gris, amie, nuage, ciel, étoile, noir, terre, boue.
- Qu’est-ce que tu fais là ? entendit-elle au milieu de sa folie lexicale.
- Qui me parle, maintenant ? demanda-t-elle dans le vide de la nuit.
Personne ne répondit.
- Viens, viens ici, entendit-elle à nouveau.
C’était une voix de femme. Martine connaissait cette voix, c’était la même voix de toujours qui jouait à la faire souffrir.
Elle décida de continuer sa promenade. Promenade ? On pourrait tout aussi bien dire fuite. Cette fois-ci la voix se faisait entendre avec plus de force. Elle parlait sur le même rythme que la marche de Martine. Elle se mit à courir, Martine entendait derrière elle un énorme halètement. Elle arriva enfin au petit bois habituel, à quelques quatre kilomètres de chez elle.
Martine faisait ce parcours en footing, presque tous les jours, suivant les recommandations de son médecin, pour se libérer de toute son adrénaline. Tout d’abord, le chemin de la moisson, puis celui des tournesols, tourner à droite par les prés de la Ferme aux poules d’Etienne, continuer par le Manège aux chevaux de Otto, l’Allemand, poursuivre deux cents mètres encore et laisser sur la droite l’Etable, pour arriver au bois de la Vierge au pain. C’était une légende bien connue dans la région. A dire vrai, il n’y avait pas de vierge mais dans la région c’est ainsi qu’on dénommait ce petit bosquet : Le Bois de la Vierge au pain, tout simplement parce qu’au beau milieu des feuillages, il y avait une statue de femme entourée d’enfants qui évoquait Henriette, une femme qui, pendant l’occupation allemande, fournissait de la nourriture aux nombreux enfants sans qu’on sache vraiment d’où elle tirait ce pain. Elle aida à la libération de nombreux prisonniers et fugitifs et elle fit partie de la résistance. A la fin de la guerre, une fois la France libérée, elle disparut mais elle avait tant fait pour tous les gens de la région qu’elle devint l’héroïne du village. Martine pensait, en allant à ce bosquet, qu’elle allait parler avec elle et par conséquent, ne se sentait nullement seule. Elle parlait à la statue, c’était déjà ça.
Elle se disait ce que nous savons tous, à savoir que plus on se rapproche de la mort, du passage à l’au-delà, mieux on communique avec les êtres et les âmes des défunts. On dit aussi que les bébés, tout frais nés, quand ils dorment, retournent à leur ancien logis. Est-ce mieux ou pire ? Ils ne savent pas le dire mais on peut le deviner à leur regard d’outre-tombe.
Martine était malade, en fait, l’histoire de l’adrénaline était un mensonge, c’est le médecin qui lui avait dit cela pour dire quelque chose, et de toutes façons, faire du sport ne fait pas de mal, théoriquement du moins. La voix vint du bosquet de plus en plus fort et finit en cri : «Viens, Martine, viens m’aider… En arrivant, elle trouva la statue d’Henriette, comme d’habitude et la voix poursuivait. Elle se souvint qu’à sa dernière consultation, son médecin lui avait demandé d’apporter des photos de son enfance et de différentes époques de sa vie, ce qui l’avait laissée bien perplexe. Elle se souvint aussi qu’elle avait vécu deux jours d’angoisse, sans prendre ses médicaments, et cela l’aidait à se souvenir, mais elle ne pouvait cependant pas éliminer les bruits horribles de sa tête, le train, les mots qui frappaient, les hurlements, les cris et la voix de cette femme.
Même si le médecin le lui interdisait, Martine se sentait heureuse de ne pas prendre ses médicaments, mais elle était bien malheureuse aussi. Dans une poche de son manteau elle avait un petit miroir, elle le prit et se regarda au milieu de la nuit, éclairée seulement par la faible lumière des étoiles. Elle entendit à nouveau la voix :
- Ce n’est pas toi, Martine, tu n’es pas Martine, c’est moi.
Mais en cherchant son visage dans le miroir, elle ne voyait que la statue blanche d’Henriette. Elle cria, cria jusqu’à évacuer de sa tête les mots, leur signification et cette identité d’inconnue.
- Voilà que je me meurs, pensa-t-elle. Mais oui, et ma mère vient me chercher.
- Non, non, je ne suis pas ta mère, Martine. Je suis toi, je suis toi.
- Mais qui es-tu, qui ? criait-elle, désespérée.
- Moi, je suis toi, Martine, je ne suis pas Henriette, je suis Martine, tu es Henriette et tu ne veux pas le savoir.
Martine se remémora comme dans un éclair toute sa vie, le temps de la guerre spécialement, les souffrances et les tortures qu’elle endura aux mains des Allemands, elle ne voulait rien révéler de ce qu’elle savait. Avant de mourir dans ce bois tant aimé où elle se promenait quand les médicaments la laissaient réfléchir et libérer son esprit, elle se reconnut elle-même et elle fut ravie d’accepter, ne serait-ce que quelques minutes, tout son passé.
Le lendemain, les voisins découvrirent le cadavre de Martine dans le bosquet près de la statue d’Henriette. Elle avait eu un anévrisme de l’aorte, mais elle avait eu le temps de réfléchir. La police et Interpol cherchèrent à joindre sa famille. Ils trouvèrent un frère qui vivait à Berlin, Oliver. Il arriva pour reconnaître le cadavre bien que selon son frère, Martine, qui s’appelait Henriette Bauer, était morte pendant la guerre. Il entra dans la maison, toujours ouverte, sur les recommandations du médecin, et trouva tout son petit monde, il rassembla ses affaires tout en laissant couler quelques larmes. La maison appartenait à Martine. Oliver ne croyait pas ce qu’on lui disait, tout lui était étranger et c’est tout ce qui lui restait d’une sœur qui avait été déclarée disparue mais qui avait continué à souffrir et à vivre en silence. Un voisin lui dit que Martine vivait seule, qu’elle était schizophrène mais qu’elle n’avait jamais fait de mal à personne et tout le monde l’aimait bien car elle leur rappelait Henriette, l’héroïne du village.
Son frère Oliver leur dit qu’il ne connaissait rien des héroïnes, il savait seulement que sa sœur avait fait partie du contrespionnage pour les Allemands et que ces derniers, une fois la guerre finie, l’avait torturée jusqu’à l’extrême et l’avait laissée pour morte. Personne ne pensait qu’elle reviendrait à ce petit village de Vihiers où elle avait établi son centre d’opérations et personne ne la reconnut pendant le temps de sa maladie. Elle était aimée de tout le monde. Séquelles de nos voisins allemands.
22/8/2024
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